9
Regardant par une fenêtre, Byron aperçut la voiture de police et songea aussitôt à David. Il gagna vite la sortie du fond.
David Pike était un jeune pompiste. Un gars sympathique de vingt ou vingt-deux ans, avec une barbe maigrelette destinée à masquer de tardives pustules d’acné. Byron l’aimait bien, et ils buvaient parfois un café ensemble pendant leur pause. Mais seulement lorsque David n’était pas parti lutiner une fille, en général un lézard de nuit. C’était naturellement une activité strictement interdite aux employés, et cela préoccupait également Byron. En effet, il estimait que David était un môme réglo. Mais ce gosse avait du mal à garder un boulot – ce qui était compréhensible, étant donné son obsession pour tout ce qui portait une jupe. Byron craignait que David ne soit rapidement viré s’il ne faisait pas un peu plus gaffe.
Une vingtaine de minutes auparavant, Byron avait nettoyé le sol devant la caisse. En jetant un coup d’œil par la fenêtre, il avait vu David discutant avec une jeune fille près de la pompe. Elle n’avait pas l’air de vouloir acheter de l’essence et, à en juger par leurs attitudes et par le sourire béat de David, elle ne lui demandait pas non plus son chemin. Et puis, Byron avait vu suffisamment de lézards de nuit aller et venir dans le restoroute – des filles hagardes, mal soignées, frêles, l’air hanté – pour savoir que cette nana-là ne se contenterait pas d’un mot gentil et d’un sourire. Enfin, il avait terminé son nettoyage avec de grands hochements de tête, en espérant que David n’aille pas faire une nouvelle bêtise. Puis, alors qu’il épongeait un Coke renversé dans la boutique, Byron avait aperçu cette voiture de police. Ce flic venait certainement à cause du coup de fil au sujet du type qui avait été esquinté par une torche, mais peut-être aussi allait-il faire une ronde et se mêler de ce qui ne le regardait pas.
Jetant un coup d’œil par la fenêtre située en face de la caisse, Byron n’aperçut pas David. Il secoua encore la tête et dit à la caissière :
— Lynda, je sors une seconde, si jamais on a besoin de moi, O.K. ?
Byron passa devant la rangée de cabines téléphoniques, posa son balai contre le mur et sortit dans la nuit, en tremblant de froid. Lee Russell, un type à l’énorme bedaine et dont le nez bulbeux trahissait les litres d’alcool qu’il s’envoyait pendant ses jours de congé, était en train de rendre de la monnaie à un client qui venait de faire le plein.
— Hé ! Lee ! cria Byron.
Russell regarda par-dessus son épaule et le salua d’un signe de tête.
— Où est David ?
— J’sais pas, il a pris une pause en avance, t’imagines ça ? Encore une fois ! (Puis au client, un homme d’un certain âge, emmitouflé dans un pardessus et portant un chapeau mou :) Vous n’aurez plus de problèmes, maintenant. Mais si j’étais à votre place, je laisserais tomber le volant pour aller m’installer bien au chaud.
Le client secoua la tête en agitant ses clefs. Il avait l’air grincheux.
— Non, je fais demi-tour et je rentre chez moi. Ici, on perd son temps.
— A votre aise, répondit Lee en haussant les épaules. (Puis, de nouveau à l’adresse de Byron :) Il a filé vers la boutique.
Le pompiste colla les coudes contre ses flancs, leva ses bras et serra les poings.
— Tu m’as compris ?
Byron fit oui de la tête. Il avait compris. Et il savait exactement où se trouvait David. Il y avait une petite pièce en ciment derrière la boutique, avec une table, des chaises, un vieux sofa, ainsi qu’une télé préhistorique en noir et blanc avec des oreilles de lapin, et un frigo. Parfois, lorsque les clients ne se bousculaient pas sur la piste, les gars venaient se réfugier là pour jouer aux cartes, boire un Coke et fumer comme des pompiers. C’était toujours là qu’allait David lorsqu’il avait besoin d’un peu d’intimité avec un lézard. Byron était certain de le trouver sur le sofa, son fute baissé jusqu’aux chevilles.
Tout en se dirigeant vers cette arrière-salle, Byron sortit son trousseau de clefs pour choisir celle qui ouvrait la porte, sachant que David l’avait verrouillée. Lorsqu’il traversa la boutique, il passa à côté de Buddy Pritchard. C’était l’un des mécanos et il s’affairait sous le capot d’un Mack.
— T’as vu David ? s’enquit-il.
— Voui. Au fond, répondit le mécano sans relever la tête. Mais à mon avis, il n’a pas envie qu’on le dérange, ajouta-t-il avec un petit rire.
Byron se dirigea droit vers la porte située au fond de l’étroit corridor obscur, glissa la clef dans la serrure et ouvrit sans frapper. Il pensait qu’une visite-surprise filerait peut-être les jetons au môme et que la prochaine fois, il y réfléchirait à deux fois.
— David ? appela-t-il en s’avançant dans la pièce. Y a un flic dehors…
Seule, une petite lampe posée sur la table de jeu diffusait une lumière tamisée. David était assis sur le sofa, la tête renversée à l’arrière, les bras pendant mollement. Exactement comme Byron l’avait prévu, son pantalon tire-bouchonnait à hauteur des chevilles et la fille qu’il avait aperçue par la vitre était agenouillée entre les jambes de son copain. Elle biberonnait avec bruit.
Seulement, il y avait quelque chose d’anormal.
David soufflait comme un phoque. Sa poitrine se soulevait et s’abaissait à la cadence infernale d’un piston : sa bouche et ses yeux étaient grands ouverts. Mais beaucoup trop grands. La dilatation de ses pupilles n’était pas provoquée par le plaisir mais par la peur ou la douleur. Quant à la fille, elle n’avait toujours pas remarqué la présence de Byron et tenait la queue de David dans son poing. Elle le branlait avec frénésie, son visage enfoui dans le creux de l’aine du garçon. Elle soulevait et baissait la tête avec application et faisait un de ces bruits… On aurait dit un veau tétant le pis de sa mère.
David continuait à suffoquer, sans voir Byron. Il avait l’air très blanc, dans cette maigre lumière.
Regrettant son intrusion, mal à l’aise, Byron répéta :
— David, y a un flic dehors…
La fille se tourna d’un bloc, faisant tournoyer ses cheveux noirs autour de son visage.
Quelque chose dégoulinait de sa bouche. Un liquide noir.
Il y en avait aussi sur la jambe de David. Elle en était toute barbouillée.
David continuait de haleter… de haleter…
— Mais bordel, qu’est-ce…
La fille détala en flèche. Elle traversa la pièce à la vitesse d’un chien qui attaque. Ses mains en sang étaient tendues devant elle, sa bouche démesurément ouverte et ses yeux réduits à deux fentes noires. Et elle avait autre chose aussi. Invraisemblable, grotesque. Elle avait…
Des crocs. Deux longs crocs, incurvés, et rouges de sang. Lorsqu’elle retroussa les lèvres et ouvrit la bouche encore plus largement, on aurait dit qu’ils s’allongeaient. Elle poussa un sifflement – un bruit affreux, à vous glacer d’effroi. Elle repoussa avec violence Byron d’un coup sur le torse. Il alla voltiger contre une étagère où s’entassaient de gros classeurs sales, des annuaires téléphoniques et des catalogues maculés de graisse. Ses poumons se vidèrent sous la force de cet impact. Il glissa sur le sol et atterrit sur le flanc, juste devant la porte ouverte, tenant son buste à deux mains et cherchant une goulée d’air, rien qu’une seule. Il avait l’impression d’avoir perdu ses poumons et…
… La fille le harponna par le devant de sa chemise…
Non, se dit Byron, les cheveux dressés sur la tête. Non. Elle peut pas faire ça, quand même, ce n’est qu’une gosse, un tout petit bout, elle peut pas. Impossible. Elle ne peut pas faire ça, bordel de merde !
Elle le souleva du sol en ciment. Parfaitement ! Elle souleva ses cent trente kilos et le balança à travers la pièce.
Byron heurta le dossier du sofa qui fut projeté contre le mur. Il y eut un horrible bruit sourd. Byron roula aux pieds de David. Il se redressa aussi sec sur les genoux, se tourna vers la sortie, mais…
… La fille avait disparu.
Hoquetant pour reprendre son souffle, Byron rampa jusqu’à la porte, se remit debout en se retenant au chambranle et avança la tête afin de jeter un coup d’œil dans le corridor et dans la boutique.
Buddy réparait toujours le Mack. La fille n’y était pas.
Byron remua plusieurs fois les lèvres avant de parvenir à produire un son. Et quand il y parvint, sa voix évoquait un tuyau rouillé :
— Ar… arrêtez c’te… fi… fille ! ‘Rtez-la !
Buddy regarda Byron d’un air distrait.
— Hein ? quoi ?
— C’te fi… fille ! (Il tendit un doigt tremblant.) Elle a filé par là. Arrêtez-la !
— Mais quelle fille ?
— Celle qui… elle courait… Elle vient juste…
— Personne n’est passé par ici, à part toi. (Agacé, Buddy replongea la tête sous le capot en grommelant :) Qu’est-ce que vous avez tous à foutre ici, de toute façon ?
Byron pivota d’un bloc, faillit perdre l’équilibre et s’approcha de David.
Ses yeux et sa bouche étaient encore grands ouverts mais il ne suffoquait plus. En fait, on aurait dit qu’il avait carrément cessé de respirer. Son sexe, barbouillé de sang, était ratatiné comme une crevette. Les poils noirs de son pubis étaient collés, emmêlés et brillants, et de sa blessure à l’aine s’écoulait encore du sang.
Byron s’effondra sur le sofa, secoua David par le devant de sa chemise tout en aboyant :
— David ! David, ça va ?
Ce dernier cligna des yeux, souleva lentement la tête et ses lèvres se retroussèrent, façon sourire d’ivrogne. Dès qu’il vit Byron, son rictus s’effaça et il cligna des yeux, rapidement, l’air désorienté.
— Que fais-tu… (Il regarda autour de lui, sourcils froncés.) Où est-elle allée ? Elle n’était même… Elle n’a pas trouvé…
Il découvrit alors le sang, sursauta comme s’il venait d’apercevoir un Français en train de faire un numéro de claquettes, puis glapit :
— Jésus mon Dieu Jésus Seigneur je saigne… Seigneur je saigne Jésus Jésus mon Dieu…
Byron le saisit par les épaules et le tint avec force.
— Ça va, Dave, ça va, maintenant. Tu vas t’remettre. Tout ira bien, alors calme-toi, calme-toi donc. (Puis il cria par-dessus son épaule :) À l’aide !
Buddy s’approcha de la porte en essuyant ses mains avec un chiffon sale. Il regarda la scène pendant un moment.
— Bon Dieu, qu’est-ce qui se passe ici ?
— Mais va chercher de l’aide, bon sang ! hurla Byron.
Buddy tressaillit, puis partit à fond de train.
— David, qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Byron d’une voix basse. Dis-le-moi. Qu’est-ce qu’elle t’a fait ?
David avait cessé de glapir. Il pleurnichait en hochant la tête d’avant en arrière sans arrêt, tout en répétant comme un disque rayé :
— S’il te plaît, mon Dieu, que ce ne soit pas grave. Pas grave. Surtout pas grave…
Dans un angle de la pièce, il y avait un grand évier en métal. Un distributeur de papier-toilette était fixé au mur, juste au-dessus. Byron détacha un morceau de papier, l’humecta puis, agenouillé à côté de David, tapota doucement la plaie.
Il y avait en fait deux blessures, deux marques de piqûre. Et ce n’était pas très joli.
Byron pressa le morceau de papier sur les blessures pour essayer de stopper l’hémorragie. Il pensait encore à cette fille. À ses dents. Non, pas des dents… des crocs, se rappela-t-il en expirant avec bruit l’air qui gonflait ses joues.
— Byron, elle m’a mordu, expliqua David d’une voix éraillée en se cramponnant à la manche de son copain noir.
David était blême, ses yeux exorbités devenaient vitreux.
— Et je le savais. Je le savais !
— Tu savais quoi ?
— Je savais ce qu’elle était en train de me faire, mais… mais impossible, vois-tu, impossible de l’en empêcher, parce qu’c’était… c’était le pied. J’ai cru qu’elle allait tout me pomper, puis elle m’a mordu et bon sang, Byron, c’était grandiose !
— Ouais, je sais, mon pote, mais tu vas te rétablir. Un médecin va venir.
Byron observa le teint du môme d’une pâleur mortelle. Il remarqua que sa peau se flétrissait et devenait flasque, comme s’il avait perdu tout son tonus musculaire. Une simple morsure ne pouvait provoquer cet effet-là. Seulement, Byron avait compris qu’il ne s’agissait pas d’une simple morsure.
Il se souvint des horribles bruits de déglutition qu’il avait entendus lorsqu’il était entré dans cette pièce…
— Ma foi, observa-t-il d’un ton qui se voulait enjoué, peut-être que ça te donnera une leçon. Ne plus mélanger le boulot et la drague.
Il poussa un petit rire et tapota l’épaule de David.
Mais Byron n’était pas enjoué. Son rire et son geste amical n’étaient que mensonges. Il était très inquiet. Cette fille avait sucé le sang de David Pike en plantant ses crocs dans l’entrejambe, et à présent elle rôdait quelque part, dehors.
Pire encore, Byron avait beau se creuser la mémoire, il avait totalement oublié les traits de cette diablesse. Et un sixième sens lui soufflait que David ne s’en souviendrait pas davantage.